Les soupers dans le noir débarquent

Journal La Liberté du 10.2.2004
YVERDON• Fondatrice de l’association Blindlife et non-voyante, Natacha de Montmollin vous invite à table.

Juré, j’ai pas encore bu une goutte d’alcool. Et pourtant, voilà-t-y pas que mon verre à vin s’est fait la malle, alors que je viens à peine de m’attabler. J’ai beau palper la nappe en tous sens, trempant au passage les doigts dans la salade de mes voisins, ce satané verre a bel et bien disparu. Ne reste plus qu’à profiter de l’obscurité pour voler celui d’une autre convive. De toute façon, elle n’y verra rien: il fait si noir ici qu’on ne remarque même pas si on ferme les paupières.

Septante personnes qui soupent dans l’obscurité totale, ça fait un vacarme invraisemblable. Ce vendredi soir à Yverdon confirme le constat: faute d’accrocher le regard des autres, on se rassure en causant à tue-tête. Et ça résonne tant que la salle paraît immense. Sa taille réelle? Aucune idée: tout était déjà obscur lorsqu’on est entré. Alors on a suivi les instructions, à la queue leu leu. Marcher tout droit après le bar, suivre le tapis jusqu’au bout, puis passer deux tables et s’arrêter à droite. C’est la numéro 4.
Pas eu le temps de dévisager la compagnie avant d’entrer. Alors on tâte, et on écoute. A droite, Brigitte, gilet de velours côtelé, mains chaudes et souples, voix rieuse au bon accent vaudois. A gauche, Christine, douce jaquette de laine, mousse de cheveux ondulés. En face, Joëlle, dynamique accent neuchâtelois, et sa copine Doris. Intrépide, Doris. A peine assise, la voilà qui part en expédition. Objectif: les W.-C., situés au fond de la salle. Enfin, théoriquement. Elle revient, victorieuse, pour repartir chercher du pain à l’entrée des cuisines.
On se passe les bouteilles. On verse au jugé, en sentant du bout des doigts si ça déborde. Oui, ça déborde. Se souvenir où on a posé la fourchette. Piquer au jugé la tranche de rôti de porc, couper un morceau au jugé. Tiens, immense, ce morceau. Mieux vaut l’empoigner avec les doigts, et lécher au passage la sauce aux champignons qui dégouline. Mmh, délicieux! Heureusement que personne n’y voit rien: les manières façon la baronne de Rothschild ne sont pas vraiment au rendez-vous.

«ON DEVIENT PLUS HUMAIN»

Autant l’élégance laisse à désirer, autant les échanges, eux, sont chaleureux. Avec ces voisins invisibles, le contact est direct, le tutoiement est facile. La première angoisse passée, les rires et les anecdotes fusent. «Quand il est devenu âgé, mon père a perdu la vue», raconte Brigitte. «Il mangeait avec les doigts, ça dégoûtait un peu ma mère. Il faudrait l’inviter ici pour qu’elle se rende compte.» Doris opine: «Ces soupers, ça devrait être obligatoire. Ça nous rend plus humains.»

Plus humain, le monde des aveugles? Peut-être un peu plus… clairvoyant en tout cas. Car dans le noir, les apparences sont hors-jeu. Pas de préjugés. Habitués à évaluer les gens d’un coup d’oeil, on les découvre ici à l’inflexion d’une voix, au toucher d’une peau et à l’odeur d’un parfum. Non sans quelques quiproquos. Perdue sur le chemin des cuisines, j’agrippe un pan de velours côtelé. Brigitte? Goguenarde, une voix d’homme répond: «Non, c’est Jean-Claude.»
Le dessert avalé, on se prépare à rallumer les lumières. Surprise! L’océan d’obscurité de la salle à manger est bien petit une fois visible. Et les convives? C’est bien le diable si on leur avait imaginé cette tête-là! Sur les tables, un joyeux bazar atteste de quelques gestes maladroits. Et à une trentaine de centimètres de mon assiette, un éclat transparent brille sur la nappe. Il était donc là, ce satané verre à vin!

Une bonne idée pour rapprocher deux mondes

Elle manie sa canne blanche d’aveugle comme une baguette de chef d’orchestre. C’est qu’à pile 30 ans, Natacha de Montmollin n’arrête pas. Jeune mère de famille, informaticienne de profession et sportive de haut niveau, elle a fondé voilà trois ans l’association Blindlife, la vie des aveugles. Histoire de rapprocher le monde des voyants et celui des nonvoyants, explique-t-elle. Dans la foulée, elle crée un site web bourré d’infos pratiques et d’histoires vécues, «parce que le net manque de sites réalisés par les aveugles eux-mêmes». Entourée d’une escouade de bénévoles, elle vient de se lancer dans les repas dans le noir, sur le modèle du restaurant Blindekuh (colin-maillard), à Zurich. Le premier souper a réuni plus de 70 convives le week-end dernier à Yverdon. Ils avaient fait le déplacement depuis Genève, Lausanne, Fribourg ou Neuchâtel. «Un succès! Je suis ravie du résultat», se félicite Natacha de Montmollin. «Ces soirées permettent aux gens de ressentir les difficultés des aveugles, mais aussi leur richesse.» La Neuchâteloise d’adoption est bien décidée à remettre ça deux fois par année, en plus de conférences ponctuelles. «A terme, on veut constituer Blindlife en fondation. L’idéal serait que j’abaisse mon temps de travail pour y consacrer plus de temps. Mais pour cela, il faudra trouver des moyens financiers.»