Le regard d’un non-voyante

Ancienne championne de ski alpin, informaticienne de formation, mère de trois enfants, présidente-fondatrice d’une association de services, voilà un curriculum bien rempli pour une femme de 40 ans. Mais il devient exceptionnel quand on sait que cette femme est non-voyante de naissance et que ce parcours de vie a été accompli à force d’énergie et de ténacité. Cette femme-là, c’est Natacha de Montmollin. Elle nous a accueillis à la table de la famille, à Boudry, où elle vit depuis dix ans. Au chemin montant. Un symbole qui résume toute sa vie.

Originaire de Denezy, une petite commune du canton de Vaud, Natacha est née le 24 avril 1973, à Yverdon-les-Bains. C’est là que ses parents travaillaient. Sa mère, en tant qu’enseignante d’anglais, son père comme employé de commerce. Et c’est là qu’elle a fait toutes ses classes. D’abord accueillie dans une école spécialisée, elle ne l’a pas bien supportée. Elle voulait suivre l’école normale, celle que fréquentaient tous les autres enfants de son âge, et elle est arrivée à ses fins. En s’accrochant, en s’adaptant avec les moyens du bord, elle a réussi. Plutôt bonne en maths, elle a choisi de poursuivre sa formation dans l’informatique. L’ordinateur dont se sert un non-voyant a toutes les apparences d’un appareil ordinaire. Mais il est doté d’un lecteur d’écran, d’un logiciel qui lit et retranscrit les données par synthèse vocale ou sur un afficheur braille. Et le clavier standard est doublé par un clavier braille. L’ensemble du dispositif permet de dialoguer avec le système d’exploitation et les autres logiciels comme si de rien n’était.

Sa formation achevée, Natacha a travaillé au Centre électronique de gestion de la Ville de Neuchâtel. Pendant huit ans, dont quatre en tant que semi-professionnelle. C’est d’ailleurs par le biais de ses études en informatique qu’elle a connu son mari, Roland de Montmollin, aujourd’hui informaticien chez Peugeot-Citroën, à Zurich. Et seule la naissance de leur premier bébé l’a conduite à renoncer à une activité professionnelle extérieure. Mais aujourd’hui ce sont trois enfants qui animent son foyer. Deux filles : Solène (14 ans), Méline (12 ans) et un garçon, Julien (8 ans).

Il est 11h30, c’est précisément l’heure d’aller chercher Julien à la sortie de l’école. Celle-ci n’est pas très éloignée mais il y a des routes à traverser et Natacha ne veut pas prendre de risque. Elle fait le chemin chaque jour, avec son chien d’aveugle et canne en main. Je l’accompagne. Ses yeux lui permettent seulement de deviner la lumière, de distinguer le jour de la nuit. Son aisance, alors que les trottoirs sont par endroit givrés, a de quoi surprendre. Pour elle, ce monde qui l’entoure n’est pas le néant que l’on croit. Les bruits, par exemple, et leur résonance sur le sol lui indiquent la distance des véhicules et le sens de leur déplacement.

« La première chose que l’on découvre, comme enfant non-voyant, c’est ce que l’on ne peut pas faire. Après on se rend compte qu’on peut faire beaucoup de choses malgré tout. Mais ça prend plus de temps, plus d’énergie, plus de concentration. Et il reste des barrières infranchissables : on ne peut pas conduire par exemple. »

Au temps du GPS

Heureusement, les nouvelles technologies ont considérablement amélioré la vie quotidienne des non-voyants. « Ça a beaucoup changé, reconnaît notre hôte. On peut lire ses courriels ou le journal soi-même sur ordinateur. On peut suivre les films en audiodescription. C’est très bien fait. La scène est décrite quand personne ne parle. Avec le GPS, on peut se déplacer plus facilement dans des endroits que l’on ne connaît pas. »

Face aux fourneaux, Natacha prépare le plat de résistance du repas, l’entrée – un velouté glacé de petits pois – est déjà réservée au réfrigérateur. Elle fait revenir des morceaux de poulet dans la poêle. Puis s’attaque à la sauce faite de tomates séchées, de crème, de vin blanc et de parmesan. Elle en recouvre la volaille déposée dans un plat à gratin, en s’assurant avec une spatule que les tomates séchées sont bien réparties sur toute la surface. Et met le tout au four.

C’est stupéfiant. Comment fait-elle pour ne pas verser un peu de sauce à côté du plat par exemple ? Si vous ne saviez rien de son handicap, vous n’auriez rien remarqué, sauf peut-être des gestes méticuleux, méthodiques, très contrôlés. Une cuisinière zen, quoi !

Comme pour s’excuser, Natacha souligne qu’elle bénéficie aujourd’hui de nombreux aides technologiques. Elle a une balance qui parle, qui lui donne oralement le poids des choses. Une application de son portable contient un livre de recettes audio. Et puis ce n’est pas si difficile. Il suffit, n’est-ce pas ? de toujours placer les ustensiles à la même place, de régler la cuisson sur le temps indiqué dans les recettes, mais aussi à l’odeur et au bruit. Vérifiez la prochaine fois dans votre cuisine : l’odeur et le bruit changent au fur et à mesure que la cuisson avance. L’odeur augmente et le bruit diminue. Et si ça ne suffit pas, vous n’avez qu’à goûter, assez souvent.

C’est ainsi qu’elle fait la cuisine tous les jours pour toute la famille. Tous les jours. Ses enfants l’aident de temps en temps, son mari rarement, vu son emploi du temps. Il prend en revanche le relais quand elle n’est pas là. Les commissions ? Elle les fait, soit sur internet (une commande environ toutes les trois semaines pour les produits durables), soit en se rendant dans les magasins, à Boudry, avec une liste de courses et en se faisant aider sur place.

Notre hôte n’aime pas le vin. Son goût ne lui apporte rien. Elle sait l’utiliser dans une sauce, elle remarque sa présence quand il entre dans la préparation d’un plat, mais c’est tout. Elle n’a jamais essayé, par exemple, de faire la différence entre un blanc et un rouge comme certains voyants essaient de le faire, à l’aveugle… Elle boit de l’eau et des jus de fruits faits maison, le plus souvent à base d’oranges et de carottes, auxquels elle ajoute parfois des pommes, des mandarines ou encore des bananes. C’est pourquoi elle demande à l’un d’entre nous de l’accompagner à la cave pour choisir le vin qui accompagnera le repas. Ce sera un Gamaret, du domaine de Jean Vogel et fils, à Grandvaux.

Natacha se dit plutôt bonne vivante. « Je ne suis pas une grande cuisinière mais j’aime bien manger et j’aime assez bien cuisiner, même si ce que je fais n’est jamais très compliqué ni très long à préparer. » Ses goûts sont effectivement éclectiques mais simples. Si elle sait apprécier la diversité des produits ou trouver du plaisir à goûter une recette exotique, ses faveurs vont à la cuisine traditionnelle. Son plat préféré ? Un rôti de bœuf avec un gratin dauphinois. La petite madeleine de son enfance ? C’est le gratin de chou-fleur qu’elle adorait quand elle était petite et que ses propres enfants apprécient, ce qui est assez rare à cet âge. Elle aime aussi beaucoup le poisson, et en fait souvent puisque ses enfants partagent aussi ses goûts sur ce point.

Le plaisir d’être ensemble

On sent d’ailleurs que les enfants comptent beaucoup dans la cuisine qu’elle prépare. Elle sait parfaitement ce qu’ils préfèrent. Deux fois par an, à la date de leur anniversaire et six mois plus tard exactement, ils peuvent choisir leur repas. Pour Solène, c’est pâtes au saumon et au concombre. Méline choisit de voyager dans son assiette, avec des tortillas à la mexicaine. Et Julien, très grand pour ses huit ans, joue les petits derniers : saucisse, s’il vous plaît, avec frites et tomates-mozzarella.

Elle fait aussi son propre pain. A la machine. « Je mets tout dedans et le reste se fait tout seul. » Mais ce n’est pas toujours le même et de son propre aveu, certains sont mieux réussis que d’autres. Il paraît que ce n’est pas la faute à la machine. Une chose est sûre en tout cas : le repas qu’elle préfère s’appelle petit-déjeuner, avec du bon pain et des bonnes confitures, surtout le dimanche matin, avec toute la famille.

Nous voilà tous réunis autour de la table, avec les trois enfants et une copine d’école de Julien, avec qui il prend des cours de rock and roll. Aujourd’hui, contrairement à leur habitude, ils ne sont pas soudainement remontés de la salle défouloir, spécialement aménagée pour eux à la cave, pour lancer des «j’ai faim, quand est-ce qu’on mange ? » Ils ont attendu sagement que maman les appelle. Alors le coup de fourchette, ça y va, d’autant qu’on n’a pas trop de temps avant de repartir pour l’école.

A l’image de leur mère, ils sont très actifs. Solène fait du théâtre avec un groupe de jeunes et prépare déjà son avenir. Mais pas sur la scène. Elle veut entreprendre des études pour devenir astrophysicienne. Elle ne sait pas encore où, à l’EPFL ou à Genève, mais son objectif est bien ancré.

Méline prend des cours de piano, Julien de guitare. Même si elle ne joue plus d’un instrument – on ne peut quand même pas tout faire, leur mère a pratiqué sept ans la flûte traversière et reste sensible à la musique.

La lecture est un autre plaisir vivace dans la famille. Une impressionnante bibliothèque de BD couvre tout un mur du salon. Mais attention, même les enfants ne s’arrêtent pas là. Ils adorent lire et maman les emmènent au Salon du livre, en train. Elle-même lit des livres audio, empruntés à la bibliothèque sonore.

Une sportive de pointe

Quand on partage une telle vie de famille, on comprend la souffrance que Natacha a pu ressentir face aux doutes exprimés sur sa capacité à être une bonne mère. Enceinte, elle a même entendu quelqu’un dire, dans un bus, que c’était un scandale de laisser faire ça. Avoir des enfants, c’était pourtant un choix minutieusement préparé, et responsable dans la mesure où sa cécité n’est pas héréditaire.

Le personnel de la maternité lui avait appris les gestes nécessaires pour s’occuper d’un bébé, d’un enfant en bas âge. Avant son mariage, elle avait vécu, seule et autonome dans un appartement pendant plusieurs années. Elle était même devenue une sportive de pointe en pratiquant le ski de compétition en tandem, avec un guide. C’est ainsi qu’elle a été sacrée championne de ski alpin lors des coupes du monde de sport handicap, en 1990 et en 1996, la première fois à Winter Park, au Colorado, la deuxième fois à Lech, en Autriche. Elle a aussi remporté la Coupe d’Europe pendant dix ans, de 1989 à 1999.

A ceux qui s’étonne qu’elle ait pu mener tant d’activités que les voyants ne sont plus capables d’accomplir s’ils ferment les yeux, elle répond que cette capacité s’acquiert avec l’expérience. « Je voulais m’intégrer et vivre comme tout le monde, résume-t-elle d’un mot. On peut si l’on veut. »

Le bonheur

des petits riens

C’est peu dire que Natacha vit positivement son existence. Elle apprécie toutes les petites choses de la vie. « On peut toujours apprécier les grandes, ajoute-t-elle, mais elles sont plus rares. » Cette philosophie doit beaucoup à ses qualités, à la force vitale dont elle fait preuve, même si elle souligne que son énergie est moins visible aujourd’hui parce que s’occuper des enfants lui en prend beaucoup. Ses qualités justement ? «Je crois être honnête et franche, un peu trop peut-être, car je dis parfois les choses trop directement, sans prendre de gants. » Elle reconnaît que sa détermination lui donne parfois un côté têtu. Mais son bon sens tempère. « Je sais changer d’avis quand on vient vers moi avec des arguments. »

Après le dessert – des verrines aux spéculoos et aux pommes – les enfants sont repartis à l’école, sauf Julien qui gratte la guitare au salon. Autour du café, Natacha nous parle de son autre bébé, Blindlife, l’association qu’elle a créée en l’an 2000, et qu’elle anime et préside encore aujourd’hui.

Son but ? Faire partager le monde des non-voyants aux voyants. Moins pour qu’ils se rendent compte des difficultés du handicap que pour qu’ils puissent découvrir les valeurs du monde des aveugles.

Pour cela, Blindlife organise notamment des conférences sur le handicap de la vue et les possibilités de le surmonter dans les activités quotidiennes, dans le sport. Elle cherche aussi à mettre les gens dans la peau d’un aveugle au travers de jeux pour entreprises, groupes ou écoles. Parmi les aventures proposées, les repas pris dans le noir absolu rencontrent un franc succès. Natacha a encore pu le vérifier au Salon des goûts et terroirs qui s’est tenue l’automne dernier à Bulle.

Au-delà du jeu, à quoi sert-il d’aller prendre un repas dans le noir absolu quand on est voyant ? Pour avoir personnellement vécu l’expérience, j’ai pu partager, une à deux heures, un moment un peu de la réalité vécue par Natacha. J’ai constaté comme tout le monde que d’autres sens, l’oreille, le toucher, tentent de prendre la relève. On est maladroit, plus lent, tout le monde parle plus fort. Si l’on se tait, on peut suivre distinctement la conversation qui se tient aux autres tables. On « voit » ce qui reste de notre sens du goût, l’aliment, la boisson qu’on est capable de reconnaître, à côté des questions sans réponse : « c’est quoi, ça ? » Bien sûr, on en rit puisque cette brusque cécité est éphémère. Mais la démarche va plus loin. On prend conscience de la relativité de notre perception du monde. Que veut dire, par exemple : « j’aime le vin blanc », si je ne le reconnais pas quand le verre devient invisible ? Et si nos convictions, qu’on appelle aussi notre « point de vue », notre « vision » du monde, étaient fondées sur les mêmes aléas ?

Qui est l’autre ?

Comment fait-on connaissance avec les gens sans les voir ? « Grâce au feeling, à leur façon de parler, qui dit déjà beaucoup sur leur caractère », note Natacha. Sans être infaillible, la voix est un bon indicateur de la personne et l’on sait aujourd’hui, en étudiant les modifications de sa fréquence, qu’elle traduit nos émotions, ou les trahit quand on cherche à les dissimuler.

Notre poignée de main, le bruit de nos pas, etc., sont autant de signes qui peuvent aussi renseigner un non-voyant sur qui nous sommes. Alors que le voyant se concentre sur les informations que lui fournit la vue.

Car un non-voyant de naissance doit développer tous ses autres sens s’il veut vivre aussi normalement que possible. Le toucher n’est pas un simple accessoire de la vue. C’est un élément essentiel. Un aveugle se représente la plupart des objets en les palpant et s’ils sont trop grands pour s‘en faire une idée tactile, une reproduction miniature peut faire l’affaire. J’ai pu admirer une autre facette de cet exploit en jouant un instant aux échecs avec Natacha. Elle reconnaît très rapidement les pièces au seul toucher et leur emplacement sur l’échiquier. Le reste dépend de la maîtrise des règles comme pour tout autre joueur.

Jauger l’espace

La facilité avec laquelle Natacha se déplace dans sa maison, descend, les mains chargées, les quelques marches qui séparent la cuisine du coin à manger, est tout aussi impressionnante. S’en étonner devant elle reviendrait à s’entendre dire qu’elle vit ici depuis des années, qu’elle a eu le temps d’en mémoriser les contours. Mais comment se repère-t-elle dans un lieu inconnu ? « Quand j’arrive pour la première fois quelque part, dans une chambre d’hôtel par exemple, j’en fais le tour, en repérant l’emplacement des meubles. Après cela, je peux m’y déplacer à l’aise. Je sais où sont les choses. » C’est comme si elle avait une maquette dans la tête et c’est ainsi pour tous les lieux qu’elle fréquente. Et plus elle les connaît, plus c’est clair et précis.

Seul ce qui dépend uniquement de la vue, comme le monde des couleurs, reste terre inconnue. Les mots pour dire le motif d’un tableau, les tons utilisés, ne servent pas à grand-chose pour apprécier le talent d’un peintre. Un arlequin de Picasso ou de Watteau sans les couleurs, ça ne peut pas vraiment « parler ». Pour sa part, Natacha confirme que la peinture, elle peine à s’en faire une idée précise, mais… Car Il y a un mais. Maurits Escher, vous connaissez ? C’est cet artiste hollandais dont les dessins représentent des constructions impossibles, des escaliers qui ne finissent nulle part, des espaces qui flinguent notre conception du monde en trois dimensions. Et qui disait : « Tout cela n’est rien comparé à ce que je vois dans ma tête. » Eh bien, c’est le seul dessinateur dont Natacha se fait une représentation précise et qui lui parle. « J’aime bien ces illusions d’optique, dit-elle. C’est paradoxal mais ça m’intrigue. » Pas autant que nous.

Tiré du journal Plaisirs, garstronomie & voyages de mars 2017

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