« La table de la nuit » a séduit ses convives

Septante-deux personnes ont participé, vendredi, au premier souper à l’aveugle. L’expérience a permis d’approcher quelques réalités des malvoyants.
Natacha de Montmollin, mère de famille aveugle, tenait beaucoup à inviter le public dans l’obscurité qui remplit son quotidien. Cette fois-ci, le message a passé. ‘J’ai guidé des gens perdus toute la soirée, mais ils étaient contents.’

« On ne rentre pas dans l’obscurité, c’est elle qui vous prend. » La mère de Natacha de Montmollin résume le sentiment de la majorité des gens qui ont pénétré vendredi soir dans le chalet du club cynologique d’Yverdon. Un peu effrayés, ils se tenaient les uns aux autres, progressant à petits pas pour trouver leur table. Ce premier repas de soutien à l’Association Blindlife a fait venir des participants de toute la Romandie. Le succès a été tel que l’organisatrice et fondatrice de l’association, Natacha de Montmollin, a dû refuser du monde. Elle prévoit déjà d’autres éditions dès cet automne. Inspiré de l’attraction Blindkuh de l’Expo.02, le souper n’a pas fait les choses à moitié. Une dizaine de proches de l’organisatrice avaient travaillé toute la journée afin de masquer les fenêtres de la pièce ou septante-deux personnes ont soupé tant bien que mal, réparties en neuf tables. Une plongée totale dans le noir.

On mange avec les doigts

Première réalité: un brouhaha indescriptible. Privé de leur vision et n’osant guère toucher leurs voisins, les convives n’ont que la voix pour se manifester. « Les gens parlent fort, mais nous sommes aussi plus sensibles au bruit », fait remarquer un Yverdonnois. Les premières difficultés apparaissent vite: aller chercher une bouteille de rouge au comptoir, l’ouvrir et en verser à sa voisine sans répandre la moitié du liquide tient de la prouesse. A moins d’être nyctalope comme un Martien ou de posséder des lunettes à infrarouge, il faut se rendre à l’évidence: manger proprement une salade, puis un rôti aux champignons n’est pas donné à tout le monde. Alors (beaucoup de convives l’ont avoué après coup) on mange souvent avec les doigts. Evidemment ce n’est pas la réalité d’un aveugle. « Moi je n’ose pas faire ce genre de chose en société, ça ferait tache », fait remarquer, amusée, Natacha de Montmollin.

Solidarité dans la nuit

Le souper ne consiste pas seulement à se mettre dans la peau d’un aveugle. Il permet aussi d’éprouver la vulnérabilité des handicapés de la vue. Il est possible de chiper le verre de votre voisin sans qu’il s’en aperçoive. L’inverse n’est pas exclu. Par conséquent, autant se montrer solidaires!

Après le fromage, on apporte des bougies, puis on rallume les lumières. Tout le monde se dévisage. Natacha de Montmollin, a été la seule à passer la soirée dans des conditions « normales ». Un seul convive n’a pas supporté: il est ressorti peu de temps après être entré dans la salle, puis a passé la soirée aux cuisines. « C’était un cadeau, je ne savais pas ce que c’était avant d’arriver ici. Mais je n’y arrive pas, c’est oppressant. »

La soirée a aussi été une première pour les proches de Natacha de Montmollin, tous bien voyants, qui ont dû travailler dans l’obscurité. « Je crois qu’on a bien réussi, se félicitait Tania, la sœur de Natacha. C’était le défi de ma sœur, mais nous avons voulu être à ses côtés pour vivre ça. » Reste à balayer le sol, qui ressemble à une cantine d’école après une bataille de tartines.

Face à la cécité : témoignages de 3 convives :

Anouk Rochat, pasteure, Gressy
« C’est très ludique au début, puis ça change un peu quand on se perd vraiment dans le noir. J’ai senti les gens un peu plus tendus, et moi aussi j’ai perdu un peu ma patience. Franchement, je ne serais pas restée deux heures de plus. Le plus dure, c’est quand tout le monde parlait autour de moi et que je me sentais isolée. »

Thierry Vilbert, étudiant, Genève
« Mon amie avait adoré l’attraction d’Expo.02, elle a invité huit personnes en tout ce soir. J’ai suivi le mouvement. Cela fait un peu peur au départ, après on commence à se sentir bien. Mais j’ai quand même eu envie que ça se rallume. Ma copine m’a dit qu’elle a mangé avec les doigts et que c’est la première fois qu’elle ne regarde pas la couleur de la nappe. »

Brigitte Lugeon, réceptionniste, Cuarnens
« C’éait le cadeau de Noêl de mon difls. Cela m’a causé beaucoup d’émotion, car mon père a été malvoyant durant les dix dernières années de sa vie. C’est dure d’y entrer, mais l’expérience est extra. A la fin, les gens commencent à se répérer. A un moment j’ai trébuché et une dame m’a dit « Vous pouvez aller tout droit. »

09.02.2004, journal 24h